Le ton est donné, le souffle coupé. Un chef-d'oeuvre.
" Quand le réveil à sonné, il trancha le petit réseau de carotides broussailleuses qui irriguait mon cerveau. Du coup, les rêves se sont mis à gicler partout dans la chambre, ensanglantés et vifs comme des flèches. Des morceaux de montagne bleue éclatés contre les murs,des fantômes pendus à la tringle à rideau, d'autre en train de griller sur le filament d'une ampoule, là, sur la table de chevet et partout sur ma peau.
Je me suis douché et j'ai bien insisté pour rincer toutes les parties de mon corps, parce que les rêves séchés, après ça gratte sous les habits. Mais toute la journée, j'ai cligné des yeux, sans doute les miettes d'un rêve de sable coincé sous les paupières. "
Le verbe lire ne supporte pas l'impératif. Aversion qu'il partage avec quelques autres : le verbe "aimer"... le verbe "rêver"...
On peut toujours essayer, bien sûr. Allez-y : "Aime-moi !" "Rêve !" "Lis !" "Mais lis donc, bon sang, je t'ordonne de lire !"
- Monte dans ta chambre et lis !
Résultat ?
Néant.
Il s'est endormi sur son livre. La fenêtre, tout à coup, lui a paru ouverte sur quelques chose d'enviable. C'est par là qu'il s'est envolé.
<< L'éclaireur était celui dont dépendait la survie de l'armée. Au péril de son existence, il avançait seul en territoire inconnu pour repérer les dangers. Il pouvait, au moindre caprice du hasard, marcher sur une mine et éclater en mille morceaux - et son corps, désormais puzzle d'héroïsme, retomberait lentement sur le sol en décrivant dans l'air un champignon atomique de confettis charnels- et les siens, restés au camp, voyant des fragments organiques monter vers le ciel, s'écrieraient : " C'est l'éclaireur ! " Et après s'être élevés en proportion de leur importance historique, les milles morceaux se figeraient un instant en cet éther, puis atterriraient avec tant de grâce que même l'ennemi pleurerait une si noble oblation. Je rêvais de mourir de cette façon : ce feu d'artifice rendrait ma légende éternelle. >>
Là, la mère Bouvier a eu froid partout. Ses épaules se sont rétrécies d'un coup. Elle a baissé la tête. Et elle a su qu'on pouvait, en trois secondes, avoir fini de vivre sa vie à soi, qu'on pouvait, en trois secondes, devoir renoncer à regarder le ciel.
Il avait du génie pour ça, il faut le dire. Il savait écouter. Et il savait lire. Pas les livres, ça tout le monde peut, lui, ce qu'il savait lire, c'était les gens. Les signes que les gens emportent avec eux: les endroits, les bruits, les odeurs, leur terre, leur histoire... écrite sur eux, du début à la fin. Et lui, il la lisait, et avec un soin infini, il cataloguait, il répertoriait, il classait... Chaque jour, il ajoutait un petit quelque chose à cette carte immense qui se dessinait peu à peu dans sa tête, une immense carte, la carte du monde, du monde tout entier, d'un bout jusqu'à l'autre, des villes gigantesques et des comptoirs de bar, des longs fleuves et des petites flaques, et des avions, et des lions, une carte gigantesque. Et ensuite il voyageait dessus, comme un dieu, pendant que ses doigts se promenaient sur les touches en caressant les courbes d'un ragtime.