"Le présent n'a pas de durée, il n'a pas non plus, par conséquent, de dimensions ; rien ne peut s'exercer pendant le présent ; le geste commencé au présent est déjà passé avant qu'il soit achevé. Je dis : "Je suis", c'est déjà "j'étais". Il vaudrait mieux carrément dire tout de suite : "J'étais" et négliger ce laps de temps indéfinissable pendant lequel, vraiment, "je suis"."
"Regardons d'abord ce passé qui seul existe, continûment, et nous contient. Voilà, juste au-dessus de ta tête, Véga, étant bien entendu, fiston, que c'est nous qui l'avons baptisée ainsi, simplement pour nous permettre de pouvoir parler d'elle, comme nous avons fait en donnant des noms à tout ce qui nous entoure : l'aube, le chien, ou toi-même, mon fils ; en réalité rien n'a de nom, ni l'aube, ni le chien, ni toi-même, et Véga non plus. Voilà donc Véga, que tu vois ce soir, telle qu'elle était il y a vingt millions d'années, puisque sa lumière met vingt millions d'années pour venir jusqu'à nous. Je te dis, volontairement, des chiffres approximatifs et inexacts, car ils ont autant de valeur pour ce que nous faisons que les chiffres dits exacts qui sont également d'ailleurs approximatifs. Quand on est dans les millions d'années, quelques millions de plus ou de moins n'ont plus d'importance. Alors que quelques secondes avaient tant d'importance pour Mme du Barry qu'on allait guillotiner (...). Et ici également je ne me soucie pas de savoir s'il s'agit de Mme de Barry ou d'une autre Madame de. Etant donné que ces quelques secondes ont beaucoup d'importance pour qui que ce soit. Ceci pour te donner une échelle de comparaison entre ces objets célestes et nous-mêmes. En ne perdant pas de vue que les milliards d'années d'existence de Véga n'ont pas plus d'importance réelle que les cinq secondes réclamées par Mme du Barry. A côté de Véga, voici la constellation du Cygne, celle du Dragon, la Couronne, le Bouvier, le Serpent et une autre très belle étoile : Arcturus. Voici une vingtaine d'étoiles parmi les myriades que nous voyons et déjà nous voilà dans un abîme (...). Nous assistons, en regardant cette vingtaine d'étoiles, à un passé composé : à ce qui s'est passé dans Arcturus il y a deux cents millions d'années, en même temps qu'à ce qui s'est passé dans le Cygne, dans le Dragon, dans le Bouvier, etc., à des dates extraordinairement éloignées, mais toutes différentes. La rencontre de tout cette composition de passés n'a de réalité que dans ton oeil. (...) Et tu t'aperçois, en la regardant pendant cent ans, qu'elle est toujours pareille, que dans tout ce passé il ne s'est rien passé. (...) Si à Patmos on avait pointé le doigt vers cette étoile, et si on lui avait dit : " Qu'est-ce que c'est ? ", il aurait répondu " C'est une étoile. " Alors qu'à ce moment-là ce n'était déjà plus rien. Enfin, plus rien en forme d'étoile. (...) Ce soir est peut-être le soir de la fin du monde et c'est seulement dans des milliards d'années qu'on s'en apercevra. La fin du monde a peut-être eu lieu il y a des milliards d'années et c'est seulement dans des milliards d'années qu'on s'en apercevra. Nous sommes peut-être, toi et moi, et le boucher, et toute la ville, et le Président de la République, et les rois, et les empereurs, et les socialistes, et les anarchistes, et les patriotes, et les héros, et les amoureux, etc., les habitants d'un univers qui a disparu depuis des milliards d'années."
(Excusez, le passage est un peu long, et encore, je me suis stoppée.. Mais les plus beaux passages n'ont pas de sens seuls et c'est toute le livre qui est à lire. Je vous le conseille fortement. :).)
"L'Apocalypse ne détruit pas la vie ; au moment même où elle la détruirait, elle cesserait d'être l'Apocalypse. Elle ne peut exister qu'en tant que spectacle devant des spectateurs, terrifiés mais spectateurs. L'oncle Eugène est dans des abîmes. Il n'y tombe pas, il y flotte. (...). Par quel prodige l'oncle Eugène est-il suspendu dans son abîme ? Il n'est pas suspendu, il tombe, mais comme le temps de sa chute est infiniment plus long que le cours de sa vie, il ne sait pas qu'il tombe et nous n'en savons rien non plus."
"On a beau s'aimer, on ne transige avec personne sur les chemins qu'on prend pour se débrouiller de l'illusion. Mais voilà l'univers et il n'a qu'un visage, comme tout ce qui n'existe pas."
(On ne se distrait jamais aussi bien qu'à la poursuite de l'éternité.)