Le long du hangar, en plein soleil. 

Charles s’approche de Rodolfe. 

CHARLES.- Je viens te dire adieu. Il faut que je parte, vite, avant qu’il ne soit trop tard. 

Mais je ne pourrais pas partir sans t’avoir dit adieu. 

RODOLFE.- Ferme ta gueule. Je suis déjà à demi sourd et tu me remplis les oreilles. J’ai 

déjà entendu ce que j’avais envie d’entendre. 

CHARLES.- Tu es à demi sourd et à demi aveugle pour tout le monde, mais je crois bien 

que moi, tu m’entends et tu me vois, parce qu’avec moi, il n’y a pas besoin de ruse. Tu 

sais, je suis aussi sourd que toi, aussi aveugle que toi pour tout ce qui nous entoure ici, 

c’est pourquoi je veux partir quand je le peux encore. Mais à toi seul il fallait que je dise 

adieu, toi seul aura entendu mon adieu et, sachant cela, je serai tranquille. 

RODOLFE.- Je ne veux pas t’entendre, toi. 

CHARLES.- Tu m’entendras quand même. 

RODOLFE.- Qu’est-ce que tu veux exactement ? Je n’y vois pas grand chose et je n’entends 

pas bien. Qui es-tu exactement ? 

CHARLES.- Je suis ton fils, Charles, Carlos. 

RODOLFE.- Je n’en sais rien et toi non plus, toi encore moins. Qui est-ce qui peut suivre les 

pérégrinations de l’eau depuis la source jusqu’à la mer en étant sûr de ne pas se tromper ? 

Je n’ai aucune raison de perdre mon temps à t’écouter. 

CHARLES.- Aide-moi à partir. Je n’ai pas encore fait de mal qui mérite une punition ; est- 

ce que tu trouverais juste, toi, qu’à l’âge où j’ai besoin de femmes pour les baiser, de 

costumes à acheter, de voitures à conduire, à l’âge où je pourrais gagner de l’argent pour 

tout cela, je continue à dépenser cet âge-là et cet argent-là à entretenir la mort d’une 

vieille, et, quand elle mourra, il ne me restera rien à moi ? et à nourrir une fille pour des 

garçons que je ne connais même pas et quand ils la ramasseront, fin prête, à moi, il ne me 

restera plus rien, mon âge sera passé et mon fric en même temps ? C’est pourquoi je te 

demande ta bénédiction comme tu m’as appris qu’un fils doit demander à son père quand 

il quitte la maison. 

RODOLFE.- Demande à ta mère et fous-moi la paix. 

CHARLES.- Je ne veux rien demander à ma mère. 

RODOLFE.- Tu as raison. C’est une chienne. Cette chienne profite de ce que je peux à 

peine marcher et que je ne peux plus cracher que des demi-crachats. Cette sauvage 

traînait dans le ruisseau ; c’est moi qui l’ai pêchée comme un têtard dans l’étang, qui l’ai 

lavée et habillée, qui lui ai tout appris, comment marcher, manger, rire, pleurer, appris 

que la terre était ronde et que le soleil tourne autour, appris une langue correcte elle qui 

ne parlait qu’une langue obscène, appris la religion ; et une fois nourrie, habillée, sachant 

cracher dans les crachoirs et se laver les doigts dans les rince-doigts, la sauvage s’est 

réveillée en elle et elle s’est mise à travailler à mon malheur, sans raison, pour son foutu 

plaisir de sauvage. Ainsi la pourriture gagne un fruit sain, mais jamais la santé ne regagne 

un fruit pourri. 

CHARLES.- Alors dons, tu penses qu’il est juste que je parte. 

RODOLFE.-Rien du tout, je ne pense rien du tout, je suis beaucoup trop vieux et trop con 

pour penser ; je veux seulement que tu me foutes la paix. 

CHARLES.- Et moi ce que je veux, c’est ne pas être maudit ; je veux bien que tous me 

condamnent, mais je sais que si toi tu as entendu mon adieu sans me maudire, je ne 

tournerai pas toute ma vie sans pouvoir me débarrasser de cette condamnation, comme 

ceux que leur père a maudits, c’est toi-même qui m’as appris cela. 

RODOLFE.- De toute façon ta mère te maudira ; alors fous-moi la paix et tourne en rond. 

CHARLES.- Je me fous de la malédiction de ma mère. 

RODOLFE.- Tu as raison ; Les femmes maudissent le matin et bénissent tout d’un coup 

pendant la nuit, et quand le matin se lèvent, elles remaudissent et bénissent encore une 

fois à midi, c’est comme un vent qui souffle dans un sens et dans l’autre et laisse les 

arbres tout droits. Mais ma malédiction à moi, elle est comme une poignée de sel que je 

jetterai dans le thé , et rien ne pourra plus rendre le thé buvable. 

CHARLES.- C’est pour cela que je ne veux pas que tu le fasses. 

RODOLFE.- Je le ferai quand même, je le ferai quand même, compte sur moi. 

CHARLES.- Pourquoi ? qu’est-ce que tu attends, encore ? Je te regarde et je vois que tu ne 

peux presque plus marcher, que tu es à demi sourd et aveugle, que la vie t’a 

complètement cassé, et que tu es vieux. J’admire l’homme fort, autoritaire, j’admire 

l’homme de trente ans qui est autour de toi comme ton ombre, et dont je me souviens un 

peu. Mais aujourd’hui cet homme-là n’est qu’une ombre, et ce qui existe vraiment, c’est 

un homme vieux, brisé, dont les morceaux ne seront jamais recollés. Tandis que moi, 

regarde-moi, les morceaux ne sont pas encore brisés, c’est ma vieillesse qui est autour de 

moi comme une ombre, mais la réalité est encore solide. A toi, on ne peut plus te faire de 

mal. Tu peux bien ne plus espérer conduire une voiture, tu peux bien ne plus t’inquiéter 

de comment tu t’habilles, tu peux bien abandonner l’idée de baiser une femme. On ne 

peut plus t’empêcher de faire cela, puisque tu ne le feras de toutes façons plus. Mais à 

moi, on peut encore me faire du mal. Et si l’avenir a pitié des vieillards et les oublie, les 

vieillards peuvent bien avoir pitié de ceux que l’avenir guette comme une ennemi. 

RODOLFE.- Je ne comprends rien à ce que tu dis, la guerre et la vieillesse m’ont rendu à 

demi débile, je ne sais même plus exactement qui je suis, alors qu’est-ce que tu viens me 

réclamer, à moi ? 

CHARLES.- Tu es mon père, que tu le veuilles ou non, et cela, ta vieille cervelle ne peut 

pas l’oublier. 

RODOLFE.- Comment es-tu si sûr que je sois ton père, toi, alors que je ne le suis pas moi- 

même ? De toute façon, les mères sont les papas et les mamans à la fois ; un père, c’est 

comme une petite averse au-dessus de l’océan, pas le temps de voir où les foutues gouttes 

ont filé. Et puis, je n’en ai rien à foutre. 

CHARLES.- Alors, je veux, du moins, que tu te souviennes de moi. Seulement cela. Je veux 

rester dans le souvenir de quelqu’un pour ne pas mourir, même dans le souvenir d’une 

vieille cervelle comme la tienne. Cela, tu ne me le refuseras pas. Tu ne peux pas me le 

refuser. 

RODOLFE.- Bien sûr que je le peux. J’oublie tout, je n’ai plus de mémoire. D’ailleurs, je 

t’ai déjà oublié. 

CHARLES.- Pourquoi est-ce que tu veux mon malheur ? 

RODOLFE.- Parce que je ne te veux rien. 

Charles sort.