Sa peau avait un goût de petit beurre et d'huile sauvage, de quatre heures sur une plage. Au réveil, le nez dans ses cheveux, son odeur me serrait l'estomac sans que je sache si c'était l'amour ou la faim. J'aimais prendre mon petit déjeuner avec elle dans les miettes et les bises, les caresses qui collent. Elle me demandait: « Tu es content? » et ça me faisait plaisir qu'elle ne me dise pas « heureux ». Je répondais la bouche pleine. Elle posait son oreille contre ma poitrine et elle disait « Ton coeur sonne occupé. »


Et on appuie nos fronts l'un contre l'autre, en souriant d'être ainsi et de penser qu'on a raison, comme si les blessures de la lucidité se soignaient par des chagrins immatures.


Je vais crever sans toi, je le sais, à feu doux; continuer d'attacher, me laisser réduire tant qu'il y a quelque chose à brûler.
J'ai beau avoir derrière moi un apprentissage de six mois, je ne m'y fais pas, Dominique, je ne m'y ferais jamais. Je t'aime où que tu sois. Et tant pis si je t'empêche de m'oublier, si je t'empêche de partir à ta guise vers des mondes inconnus, tant pis si je te gâche la mort comme je t'ai compliqué la vie, je m'en fou: j'ai toujours été égoïste et c'était pour toi.


a-lombre-de-vos-sourires


Il est trois heures du matin, je suis confuse comme pas deux, mais c'est le seul moment où j'arrive à être plus sincère que timide. Alors tant pis si mes phrases boitent, au moins, elles vont où je veux.


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Et je lui souris. Pas le sourire standard de l'hypermarché; le sourire que son fils m'a rendu, mon sourire de baignoire sous les bombardements quand je passais les alertes à rajouter de l'eau chaude en lisant Gide pour conjurer la guerre, ce sourire qui chasse les peurs, les remords et les drames, qui réenchante le monde et détourne le malheur vers les méchants et les tristes. Mon sourire de fée.

J'avais oublié l'ivresse d'écrire dans le silence, d'emplire de mes phrases un appartement vide, de laisser le passé reprendre le pas sur le présent en défaisant la trame du réel, pour retisser les évenements dans mon sens, à ma mesure. La véritable ivresse, le contraire du flou sans fond où me plongent les cuites. Rien sur terre ne m'aura donné autant d'émotion, autant de puissance que ces heures en marge de ka vie, où je refais le monde par dépit, par défi, par vengeance.

    Corinne m'attend cette nuit à Paris. Bien sût, je l'ai appelée. Bien sûr, cette nuit. A six heures, à Evreux, je signe l'acte de rachat de la Ronceraie. Quinze ans que j'attends ce moment. Une fête est prévue au château, que je vais sécher comme toutes les fêtes, pour aller retrouver dans un deux pièces du XXe une étudiante en droit qui me fera une blanquette. Je n'ai rien à lui dire, elle n'essaie pas de me faire parler, j'adore son cul et je ne la voie que les soirs de victoire. De victoires... De vengeance. On m'a cassé mon enfance et je passe mon temps à recoller les morceaux. Après le suicide de mon père, on a dispersé aux enchères sa collection de voitures et ses maisons. J'ai déjà récupéré la De Dion-Bouton, la Celtaquatre et la Bentley grise, et ce soir, mon frère sera propriétaire de la Ronceraie.
    Tout ce qui m'intéresse, c'est de reprendre. La possession, je m'en fous. Les femmes, les affaires, les maisons, les voitures : je les aimes au pluriel, dans les souvenirs qu'on retrouve, les choix qui s'offrent, les nouveautés qu'on alterne, les fidélités croisées. Tout ce que je demande à mon frère, c'est d'apparaître à ma place dans les organigrammes et les conseils d'administration, de régler les loyers de mes femmes, d'entretenir mes voitures et de faire revivre le château. Il est heureux. Il est là pour. Et c'est justice : c'était mon demi-frère, mon demi-dieu, mon héros. Pendant cinq ans, c'était devenu un fantôme d'orphelinat, déteint, cassé. je l'ai réparé. Je ne supporte pas qu'on me vole les choses.

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