- Dites, st-ce que vous ne pourriez pas l'avorter, docteur, entre Juifs?
Il parut sincèrement étonné.
- Comment, l'avorter ? Qu'est ce que tu racontes ?
- Ben, oui, quoi, l'avorter, pour l'empêcher de souffrir.
Là le docteur Katz s'est tellement ému qu'il a dû s'asseoir. Il s'est pris la tête à deux mains et il a soupiré plusieurs fois de suite, en levant les yeux au ciel, comme c'est l'habitude.
- Non, mon petit Momo, on ne peut pas faire ça. L'euthanasie est sévèrement interdite par la loi. Nous sommes dans un pays civilisé, ici. Tu ne sais pas de quoi tu parles.
- Si je sais. Je suis algérien, je sais de quoi je parle. Ils ont là-bas le droit sacré des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Le docteur Katz m'a regardé comme si je lui avais fait peur. Il se taisait, la gueule ouverte. Des fois j'en ai marre, tellement les gens ne veulent pas comprendre.
- Le droit sacré des peuples ça existe oui ou merde ?
- Bien sûr que ça existe, dit le docteur Katz et il s'est même levé pour lui témoigner du respect.
- Bien sûr que ça existe. C'est une grande et belle chose. Mais je ne vois pas le rapport.
- Le rapport, c'est que si ça existe, Madame Rosa a le droit sacré des peuples à disposer d'elle-même, comme tout le monde. Et si elle veut se faire avorter, c'est son droit. Et c'est vous qui devriez le lui faire parce qu'il faut un médecin juif pour ça pour ne pas avoir d'antisémitisme. Vous ne devriez pas vous faire souffrir entre Juifs. C'est dégueulasse.
Chaque fois qu'un jour nouveau se pointe, j'ouvre la fenêtre et j'appelle au secours. Je saute sur le téléphone, j'appelle la Croix-Rouge, le Secours Catholique, le Grand Rabbin de France, le petit, les Nations-Unies, Ulla notre Mère à tous, mais comme ils sont parfaitement au courant, qu'ils voient de leurs propres yeux qu'un nouveau jour se lève et qu'ils prennent même leur petit déjeuner pour cette raison, je me heurte au quotidien familier, et c'est le bide. Alors je deviens un python, une souris blanche, un bon chien, n'importe quoi pour prouver que je n'ai aucun rapport. D'où internement et thérapeutique, en vue de normalisation. Je persévère, je saute ailleurs, je me débine. Cendrier, coupe-papier, objet inanimé. N'importe quoi de non-coupable. Vous appelez ça folie, vous ? Pas moi. J'appelle ça légitime défense.

Apres avoir signé plusieurs centaines de fois, si bien que la moquette de ma piaule était recouverte de feuilles blanches avec mon pseudo qui rampait partout, je fus pris d'une peur atroce : la signature devenait de plus en plus ferme, de plus en plus elle-même pareille, identique, telle quelle, de plus en plus fixe. Il était là. Quelqu'un, une identité, un piège à vie, une présence d'absence, une infirmité, une difformité, une mutilation, qui prenait possession, qui devenait moi. Émile Ajar
Je m'étais incarné.

<< Première majuscule, | 1 | Point final. >>

Créer un podcast