-Lire, dit-il, c'est cela toujours : une chose est là, une chose faite d'écriture, un objet solide, matériel, qu'on ne peut pas changer; et à travers cette chose on entre en quelque chose qui fait partie du monde immatériel, invisible, parce qu'elle est seulement pensable, ou imaginable, ou parce qu'elle a été et n'existe plus, parce qu'elle est passé, disparue, inaccessible, perdue au royaume des morts...
" Les livres cimmériens sont tous inachevés, soupire Uzzi-Tuzii : c'est dans l'au-delà qu'ils continuent… dans l'autre langue, la langue silencieuse à laquelle se ramènent tous les mots des livres que naïvement nous croyons lire…
- Que nous croyons ? Pourquoi : croyons ? Moi j'aime lire, lire vraiment…
C'est Ludmilla qui parle, avec sa conviction et sa chaleur. Elle est assise en face du professeur, habillée à sa manière, simple et élégante, de vêtements clairs. Sa façon d'être au monde, son intérêt pour ce que le monde peut lui offrir éloignent l'abîme égocentrique et suicidaire où le roman finissait par s'engloutir en lui-même. Dans sa voix, tu cherches une preuve du besoin que tu as de t'attacher aux choses telles qu'elles sont, de lire ce qui est écrit, et rien de plus, repoussant les fantasmes qui fuient entre les doigts. (Même si votre étreinte, avoue-le, n'a eu lieu que dans ton imagination, c'est tout de même une étreinte qui d'un moment à l'autre pourrait se réaliser.)
Mais Ludmilla a toujours un pas d'avance sur toi.
« J'aime savoir qu'il existe des livres que je peux vraiment lire…, dit-elle.
Sûre qu'à la force de son désir doivent correspondre des objets existants, concrets, même s'ils lui sont encore inconnus. Comment ne pas te faire distancer par une femme qui lit toujours un livre en plus de celui qu'elle a sous les yeux, un livre qui n'existe pas encore mais qui ne pourra pas ne pas exister puisqu'elle le veut ?
Le professeur est là, à sa table ; ses mains émergent dans le cône de lumière d'une lampe, tantôt levées, tantôt posées sur le livre fermé qu'elles effleurent, avec la nostalgie d'une caresse.
- Lire, dit-il, c'est cela toujours : une chose est là, une chose faite d'écriture, un objet solide, matériel, qu'on ne peut pas changer ; et à travers cette chose on entre en contact avec quelque chose d'autre, qui n'est pas présent, quelque chose qui fait partie du monde immatériel, invisible, parce qu'elle seulement pensable, ou imaginable, ou parce qu'elle a été et n'existe plus, parce qu'elle est passée, disparue, inaccessible, perdue au royaume des morts…
- Ou bien parce qu'elle n'existe pas encore, quelque chose qui fait l'objet d'un désir, d'une crainte, possible ou impossible (c'est Ludmilla qui parle) : lire, c'est aller à la rencontre d'une chose qui va exister mais dont personne ne sait encore ce qu'elle sera… "
- Que nous croyons ? Pourquoi : croyons ? Moi j'aime lire, lire vraiment…
C'est Ludmilla qui parle, avec sa conviction et sa chaleur. Elle est assise en face du professeur, habillée à sa manière, simple et élégante, de vêtements clairs. Sa façon d'être au monde, son intérêt pour ce que le monde peut lui offrir éloignent l'abîme égocentrique et suicidaire où le roman finissait par s'engloutir en lui-même. Dans sa voix, tu cherches une preuve du besoin que tu as de t'attacher aux choses telles qu'elles sont, de lire ce qui est écrit, et rien de plus, repoussant les fantasmes qui fuient entre les doigts. (Même si votre étreinte, avoue-le, n'a eu lieu que dans ton imagination, c'est tout de même une étreinte qui d'un moment à l'autre pourrait se réaliser.)
Mais Ludmilla a toujours un pas d'avance sur toi.
« J'aime savoir qu'il existe des livres que je peux vraiment lire…, dit-elle.
Sûre qu'à la force de son désir doivent correspondre des objets existants, concrets, même s'ils lui sont encore inconnus. Comment ne pas te faire distancer par une femme qui lit toujours un livre en plus de celui qu'elle a sous les yeux, un livre qui n'existe pas encore mais qui ne pourra pas ne pas exister puisqu'elle le veut ?
Le professeur est là, à sa table ; ses mains émergent dans le cône de lumière d'une lampe, tantôt levées, tantôt posées sur le livre fermé qu'elles effleurent, avec la nostalgie d'une caresse.
- Lire, dit-il, c'est cela toujours : une chose est là, une chose faite d'écriture, un objet solide, matériel, qu'on ne peut pas changer ; et à travers cette chose on entre en contact avec quelque chose d'autre, qui n'est pas présent, quelque chose qui fait partie du monde immatériel, invisible, parce qu'elle seulement pensable, ou imaginable, ou parce qu'elle a été et n'existe plus, parce qu'elle est passée, disparue, inaccessible, perdue au royaume des morts…
- Ou bien parce qu'elle n'existe pas encore, quelque chose qui fait l'objet d'un désir, d'une crainte, possible ou impossible (c'est Ludmilla qui parle) : lire, c'est aller à la rencontre d'une chose qui va exister mais dont personne ne sait encore ce qu'elle sera… "
[ M ]
« Regarde comme tu as changé déjà : tu soutenais que tu préférais un livre, chose solide, qui est là, bien définie, dont on peut jouir sans risques, à toutes les expériences vécues, toujours fuyantes, discontinues, controversées. Cela veut-il dire que le livre est devenu un instrument, un moyen de communication, un lieu de rencontre ? Ce n'est pas pour cela que la lecture aura moins d'emprise sur toi : au contraire, quelque chose de nouveau s'ajoute à ses pouvoirs. »