Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.
"Je n'ai pas de souvenirs d'enfance" : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette question. Elle n'était pas inscrite à mon programme. J'en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l'Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps.

Vous n'y pensiez pas, dit Anne avec un petit sourire de commisération. Vous pensez peu au futur n'est-ce pas ? C'est le privilège de la jeunesse.

Choops

Si elle avait pu, elle l'aurait pris dans ses bras à ce moment précis de leurs vies. Mais elle ne pouvait pas. Il ne voulait plus.
- Mais... euh... t'es triste alors ?
- Oh, non ! Au contraire ! Je suis bien !
Elle lui sourit à la place. Un petit sourire avec des bras, des mains, un cou et deux nuques au bout.

Je ne vais pas t'en faire des tartines, tu la connaissais comme moi... Tu imagines bien... Cette dame avait quelques problèmes de.. euh... d'élocution, mais à un moment, elle a dit une chose très jolie : "C'te femme, c'que j'en dis moi, eh ben c'est qu'elle avait un coeur gros comme un sac à l'élastique, voilà de ce que j'en dis..."
Sourires.

Un chauffeur l'attendait à l'aéroport avec son nom inscrit sur un écriteau.
Une chambre l'attendait à l'hôtel avec son nom inscrit sur un écran de télévision.
Sur l'oreiller, un chocolat et les prévisions météorologiques du lendemain.
Nuageux.

(...)

Sortit dans le froid. Marcha des heures. Ne vit rien d'autre que du bâti à consommer. Glissa une carte en plastique dans la fente de la chambre 408. Coupa la clim'. Alluma la télévision. Coupa le son. Coupa l'image. Essaya d'ouvrir une fenêtre. Jura. Renonça. Se retourna, et se sentit, pour la première fois de sa vie, pris au piège.

03:17 s'allongea
03:32 et se demanda
04:10 poséement
04:14 calmement
04:31 ce qu'il
05:03 faisait là.

Aucun homme n'aurait voulu vivre avec elle mais tous étaient prêts à lui assurer le contraire...
Quand elle était gaie, quand ses vertiges la laissaient en paix, quand elle dénouait ses cheveux et qu'elle préférait marcher pieds nus, quand elle se souvenait que sa peau était douce encore et que... c'était un soleil. Où qu'elle aille, quoi qu'elle dise, les visages se tournaient et tout le monde voulait sa part. Tout le monde voulait l'attraper par le bras, quitte à lui faire un peu mal, plutôt en lui faisant un peu mal d'ailleurs, pour faire cesser le bruit de ses bracelets une seconde. Juste une seconde. Le temps d'une grimace ou d'un regard. D'un silence, d'un abandon, de n'importe quoi d'elle. N'importe quoi, vraiment. Mais pour soi seul.

"
Je suis entré, et je t'ai vue. Et j'ai été saisi aussitôt par l'envie furieuse, mortelle, de chasser, de détruire tous ceux qui, là, derrière moi, derrière la porte, dans la Sphère, sur la glace, devant leurs écrans du monde entier, attendaient de savoir et de voir. Et qui allaient TE voir, comme je te voyais. Et pourtant, je voulais aussi qu'ils te voient. Je voulais que le monde entier sût combien tu étais, merveilleusement, incroyablement, inimaginablement belle.Te montrer à l'univers, le temps d'un éclair, puis m'enfermer avec toi, seul et te regarder pendant l'éternité.
"
"Les femmes ont des yeux plus grands que les étoiles."

[...]

Le monde se déversait dans sa barque. C'était comme des saisons. Il voyait venir à lui les habitants des pays sinistrés. Il lui semblait prendre le pouls de la planète.

" Les livres cimmériens sont tous inachevés, soupire Uzzi-Tuzii : c'est dans l'au-delà qu'ils continuent… dans l'autre langue, la langue silencieuse à laquelle se ramènent tous les mots des livres que naïvement nous croyons lire…
- Que nous croyons ? Pourquoi : croyons ? Moi j'aime lire, lire vraiment…
C'est Ludmilla qui parle, avec sa conviction et sa chaleur. Elle est assise en face du professeur, habillée à sa manière, simple et élégante, de vêtements clairs. Sa façon d'être au monde, son intérêt pour ce que le monde peut lui offrir éloignent l'abîme égocentrique et suicidaire où le roman finissait par s'engloutir en lui-même. Dans sa voix, tu cherches une preuve du besoin que tu as de t'attacher aux choses telles qu'elles sont, de lire ce qui est écrit, et rien de plus, repoussant les fantasmes qui fuient entre les doigts. (Même si votre étreinte, avoue-le, n'a eu lieu que dans ton imagination, c'est tout de même une étreinte qui d'un moment à l'autre pourrait se réaliser.)

Mais Ludmilla a toujours un pas d'avance sur toi.
« J'aime savoir qu'il existe des livres que je peux vraiment lire…, dit-elle.
Sûre qu'à la force de son désir doivent correspondre des objets existants, concrets, même s'ils lui sont encore inconnus. Comment ne pas te faire distancer par une femme qui lit toujours un livre en plus de celui qu'elle a sous les yeux, un livre qui n'existe pas encore mais qui ne pourra pas ne pas exister puisqu'elle le veut ?

Le professeur est là, à sa table ; ses mains émergent dans le cône de lumière d'une lampe, tantôt levées, tantôt posées sur le livre fermé qu'elles effleurent, avec la nostalgie d'une caresse.

- Lire, dit-il, c'est cela toujours : une chose est là, une chose faite d'écriture, un objet solide, matériel, qu'on ne peut pas changer ; et à travers cette chose on entre en contact avec quelque chose d'autre, qui n'est pas présent, quelque chose qui fait partie du monde immatériel, invisible, parce qu'elle seulement pensable, ou imaginable, ou parce qu'elle a été et n'existe plus, parce qu'elle est passée, disparue, inaccessible, perdue au royaume des morts…
- Ou bien parce qu'elle n'existe pas encore, quelque chose qui fait l'objet d'un désir, d'une crainte, possible ou impossible (c'est Ludmilla qui parle) : lire, c'est aller à la rencontre d'une chose qui va exister mais dont personne ne sait encore ce qu'elle sera… "

[ M ]

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