Agnès. Voyons voir ce qu'elle raconte, la petite pute de Lyon :

"Angélic, est ce que tu peu me faire un trè belle lettre pour mon home. Avec des beaus mots et bien dire comen je l'aime. merci."

Je fais l'écrivain public. Ca paie mes cigarettes et la télé. Plus tout ce qu'il faut cantiner si on veut vivre à peu près normalement ici. Je l'aime bien, Agnès. Elle est là depuis deux ans mais elle est encore tellement perdue. Son homme ne vaut rien mais ce soir, j'ai envie d'être gentille. Je vais m'appliquer.

Mon amour,
C'est Angélique mon amie qui écrit cette lettre. C'est elle qui dessine les mots mais c'est moi qui les dis. Et puis de toute façon, les autres aussi vont lire. Nous ne serons plus jamais seuls à nous aimer et je dois accepter de te partager avec cette multitude. Au-dessus de mon épaule, il y aura toujours d'autres yeux pour me lire. Il faut se résigner à ce que d'autres mains froissent des feuilles pour que tu puisses enfin les carresser. De toute façon, depuis toujours je te partage.
Depuis l'enfance. Depuis ce matin clair de mes seize ans quand tu es apparu et que ma vie s'en est trouvée bouleversée. Plus rien d'autre n'a compté depuis. Je n'ai pas assez souffert pour craindre le bonheur. Malgré toutes les souffrances que j'ai endurées qui n'étaient que le prix à payer pour jouir du bonheur de t'aimer. Malgré la misère de mon enfance et tous ces hommes qu'il m'a fallu partager. Malgré la multitude des corps qu'il m'a fallu t'offrir et l'or coulant de mon ventre. Malgré toutes ces autres femmes que je me devais également de partager, mes petites soeurs de la nuit, les fiancées du soir, divorcées du matin. Tu me manques. Tu me manques tellement. Plus encore que cette soif qui coulait dans mes veines et qu'on me refuse ici. J'ai mal à en crever. De toi qui n'emplis plus mon ventre et de ce plaisir si fort qui me soulevait de terre et se nichait au pli de mon bras. J'ai connu le paradis dans tes bras. Au creux de mon bras. Que tu coules en moi ou que le poison lentement m'investisse, je ne sais rien de plus fort et de moins artificiel.
J'aime un voyou qui m'aime comme on vole. Je sais que tu ne rendras rien de ce que je t'ai laissé me prendre. Et je suis plus nue qu'une église brûlée.
Va voir Tonio. J'ai hurlé son nom dans la nuit et le matin n'a pas calmé ma faim de lui. Le savent-ils, là-bas, derrière les murs qu'on arrache les enfants aux mères en prison. Tonio qu'on a décollé de ma peau et qui est sorti en emportant ma chair. Que je sens encore au bout de mes seins, dont les pleurs résonnent dans la nuit. Ici je dors comme un bébé, comme mon bébé. Réveillée toutes les trois heures, la faim au ventre, les larmes aux yeux et des cris sans fin dans ma tête. On m'a tout retiré. Ne restent que les tatouages bleuâtre sur les bras s'effaçant peu à peu comme une carte du tendre qui deviendrait une peau de chagrin. Et j'ai mal à en crever. Et je crève tant j'ai mal. Je suis malade de toi. Malade du silence qui m'entoure, malade de ton silence. Quelle que fût l'âcre et entêtante odeur de toutes les sueurs qui se sont mélandées sur ma peau, je ne me suis jamais parfumée que de ta voix, ta voix chaude qui m'enveloppait et qui a cessé de m'accompagner. Tes mains qui m'ont tant aimé qu'elles m'ont blessée, tes mains qui étaient moins douces que cette voix grave et triste qui a disparu.

Je vis désormais dans un monde sans odeurs, sans bruits, sans couleurs.

Il ne me reste plus rien. Que ce petit tas d'amour en torchon. Ce torchis de mots et de larmes qui me tient encore debout. Je t'aime comme jamais une femme n'aura aimé. Avec rage, avec soumission et impatience.

Cela seul me donne la force de continuer. M'aide à oublier, à forcer ma mémoire et à la plier jusqu'à devenir amnésique. Il y a des souvenirs qui sont trop douloureux. Je ne veux plus rien savoir. De l'éternité qu'il me reste à vivre dans ce purgatoire blanc et silencieux. De Tonio qu'on m'a enlevé à dix-huit mois et qui saigne dans chacun de mes membres. De cette institution où avec d'autres enfants, peu à peu, on va lui apprendre à m'oublier. Ce bébé que tu ne connais pas et que tu refuses de connaître. Cet enfant de putain. Putain de pères qui font des enfants aux putains ! Et pourtant je t'aime. Du soir au jour, du crépuscule à l'aube, dix minutes toutes les heures, dix heures chaque minute. Je t'aime à perpétuité. Je t'aime dans la confusion des peines. Les mains crispées, le corps plié, allongée sur ma paillasse, tordue par la douleur du manque. Du manque de toi et de tous les manques. De tes seins sur ma bouche, de ta bouche sur mes seins. De tes lêvres aussi douces que la peau de Tonio posé sur mon corps nu.

Ce corps qui n'est que plaie mais qui ne saigne plus depuis le jour où le bébé est parti. Pauvre coprs de petite fille pubère, corps de mère devenue nubile. Corps à vendre qui ne peut même plus donner. Corps à corps avec la souffrance, le froid et la rage.

Mon amour. Embrasse toutes les petites soeurs de la nuit, essaie de voir le petit et donne-moi de ses nouvelles et pardonne-moi cette lettre : je t'aime trop pour te le dire et cependant pas encore assez pour te le cacher.

Agnès.

Mais non, je ne pleure pas. Laisse-moi, Janine. C'est le froid et cette lettre pour Agnès que je n'arrive pas à terminer. Pousse-toi, je ne veux pas que tu lises. Ca ne te regarde pas. Tonio. Quoi, Tonio ? C'est le petit d'Agnès. Moi, si j'ai des gosses ? Oui, j'ai des gosses. Recouche-toi, je vais m'allonger à côté de toi et te raconter. Mais promis tu n'en parles à personne. Ou je te plante à la prochaine ronde.

Angélique.

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