S'il n'y avait que sept merveilles du "monde" sur la terre, cela ne vaudrait pas la peine d'y aller voir.
Sans parler de la mer, des femmes ou du soleil, chaque caillou a son histoire. Chaque taillis sa forêt vierge, chaque ruine sa muraille de Chine, ses falaises d'Étretat, et le moindre coin de rue ses jardins suspendus.
L'échelle humaine est un outil très approximatif et le plus laid des poux sur la tête du plus chauve des hommes, c'est quelqu'un.
Le moindre grain de sable est grandeur nature. Mais la nature n'est pas mégalomane: elle est nature. Et dans sa chambre verte, elle aide aussi bien le peintre que le photographe à développer tous les portraits de ses décors, tous les échos de ses couleurs, toutes les figures de ses ballets.

Depuis combien de temps faisions-nous voiture à part ? Qu'est-ce qui avait bien pu nous séparer ? Nous couper de l'autre ? Un jour, seulement, il nous avait paru peu commode que je perde du temps à accompagner Sandrine à son travail avant de me rendre au mien. "Peu commode", je crois bien que c'était la formule qui nous était venue. Nous n'y avions pas pris garde. Pourtant, avant cela, être ensemble, justement, se riait de la commodité. Il y avait bien eu une période où ce n'était pas du temps que je perdais, lorsque j'accompagnais Sandrine à son bureau, mais plutôt des minutes que nous chapardions tous les deux.
(MeL)
Il disparaissent dans la tempête.
Marcia Hesse, immobile, regarde la porte d'entrée
qui se referme sur les siens.
La table est mise, pour elle.
Elle va s'asseoir.
Le vent fait battre un volet.
La pluie cogne aux vitres.
Coup de tonnerre.
Elle pose sur sa tête le chapeau de paille.
Referme le cahier.

MARCIA HESSE. L'été, j'allais sur la digue nord et je prenais le temps de vivre. Je marchais sans petit ami, mais quand les goélands, là-haut - Je me disais les garçons sont pareils, et tout l'amour, léger, qui piaille, cherche une direction, prend l'autre, alors je marchais seule et c'était le meilleur. Souvent, je remarquais trois Chinois sur le terrain de basket-ball, mais je n'étais jamais sur de moi - Si c'était toujours les trois mêmes ou bien. C'est pas gentil pour les Chinois. Il y avait un de ces soleils dans les baies vitrées de l' Office de Tourisme qui rendait tout - Et le vent qui tournait, ça n'arrangeait pas mes affaires. Je ne voyais pas grand monde, sauf quand un grand dadais se rêvait en petit ami et rêvait de me prendre la main et rêvait de me prendre la taille et rêvait que je remonte avec lui l'avenue Foch jusqu'à va savoir quel trou où se dire je t'aime et se faire les choses de l'amour, non, moi je riais à grands éclats quand ces graçonc-là me disaient "vous" déjà ça me faisait rire, et "vous êtes belle", alors ça vous êtes belle, c'était des hoquets de je m'en fous et j'enfonçait mes mains dans les poches, fermais les yeux et je traçais, sur la digue nord, ma ligne à moi, sans petit ami et derrière c'était des cercles de loups à la Tex Avery, qui tournait avec le vent. L'été je riais plus que jamais, parce que j'vais pas peur de prendre froid. Et sur le boulevard Clemenceau, je ne voyais pas grand monde, mais y'avait ce tableau d'Eugène Boudin, Entrée des jetées du Havre par gros temps, et franchement je me disais : heureusement, heureusement que je ne porte pas un nom pareil. C'est pas gentil pour Eugène Boudin. Moi, ce que j'aime, c'est le mot vertugadin. J'aimerais qu'un garçon me dise : je vous vois très bien dans un vertugadin. Alors là, je ne dis pas que tout de suite je fais le sucre et tout, je prends des poses et je fonds, non. Mais, je vais réfléchir. Je lui dirai : je vais réfléchir. L'été, je prenais le temps de vivre et parfois, je m'arrêtais sur la digue nord pour prendre mon pouls et regarder le ciel en prenant mon pouls. Là. Comme ça. Rien d'autre. Les goélands. Le bleu. Un nuage. Elle murmure, comme son poul murmurait. Tou-toum. Tou-toum. Un avion à dix mille pieds. Tou-toum. Une traînée de fumée blanche qui disait qu'un garçon pensait à moi, un brun ou un blond, un roux jamais, les roux pensent pas aux filles, ils se demandent comment faire pour devenir bruns ou blonds. Tou-toum. Il fait un temps magnifique. Elle se met à danser, doucement, en fermant les yeux.


(Krapp jure, débranche l'appareil, fait avancer la bande, rebranche l'appareil)
- mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d'un coté à l'autre.

    Pause.

Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée.

     Pause.


Ici je termine -

     Krapp débranche l'appareil, ramène la bande en arrière, rebranche l'appareil.

- le haut du lac, avec la barque, nagé près de la rive, puis poussé au large et laissé à la dérive. Elle était couchée sur les planches du fond, les mains sous la tête et les yeux fermés. Soleil flamboyant, un brin de brise, l'eau un peu clapoteuse comme je l'aime. J'ai remarqué une égratignure sur sa cuisse et lui ai demandé comment elle se l'était faite. En cueillant des groseilles à maquereau, m'a-t-elle répondu. J'ai dit encore que ça me semblait sans espoir et pas la peine de continuer et elle a fait oui sans ouvrir les yeux. (Pause.) Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants - (pause) -après quelques instants elle l'a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu'ils soient dans l'ombre et ils se sont ouverts. (Pause.) M'ont laissé entrer. (Pause.) Nous dérivions parmi les roseaux et la barque s'est coincée. Comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! (Pause.) Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d'un coté à l'autre.

     Pause.

Passé minuit. Jamais entendu -
[ ... ]
 
 
BANDE. - groseilles à maquereau, m'a-t-elle répondu. J'ai dit encore que ça me semblait sans espoir et pas la peine de continuer et elle a fait oui sans ouvrir les yeux. (Pause.) Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants - (pause) -après quelques instants elle l'a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu'ils soient dans l'ombre et ils se sont ouverts. (Pause.) M'ont laissé entrer. (Pause.) Nous dérivions parmi les roseaux et la barque s'est coincée. Comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! (Pause.) Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d'un coté à l'autre.

     Pause. Les lèvres de Krapp remuent sans bruit.

Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée.

     Pause.

Ici je termine cette bande. Boîte - (pause) - trois, bobine - (pause) - cinq. (Pause.) Peut-être que mes meilleures années sont passées. Quand il y avait encore une chance de bonheur. Mais je n'en voudrais plus. Plus maintenant que j'ai ce feu en moi. Non, je n'en voudrais plus.

    
Krapp demeure immobile, regardant dans le vide devant lui. La bande continue à se dérouler en silence.

RIDEAU
La grippe emporta son prodigieux amant. Nous apprîmes le malheur un samedi soir. Aussitôt reçue la nouvelle, elle m'entraîna échevelée, hagarde, à l'assaut de la gare du Nord. Ceci n'était rien encore, mais dans son délire, elle prétendait au guichet arriver à temps à Berlin pour l'enterrement. Il fallut deux chefs de gare pour la dissuader, lui faire comprendre que c'était bien trop tard.
Dans l'état où elle s'était mise on ne pouvait songer à la quitter. Elle y tenait d'ailleurs à son tragique et encore plus à me le montrer en pleine transe. Quelle occasion ! Les amours contrariées par la misère et les grandes distances, c'est comme les amours de marin, y a pas à dire, c'est irréfutable et c'est réussi. D'abord, quand on a pas l'occasion de se rencontrer souvent, on peut pas s'engueuler, et c'est déjà beaucoup de gagné. Comme la vie n'est qu'un délire tout bouffi de mensonges, plus qu'on est loin et plus qu'on peut en mettre dedans des mensonges et plus alors qu'on est content, c'est naturel et c'est régulier. La vérité c'est pas mangeable.
Par exemple à présent c'est facile de nous raconter des choses à propos de Jésus-Christ. Est-ce qu'il allait aux cabinets devant tout le monde Jésus-Christ ? J'ai l'idée que ça n'aurait pas duré longtemps son truc s'il avait fait caca en public. Très peu de présence, tout est là, surtout en amour.

(MeL)
Remplis-toi les yeux de merveilles, disait-il. Vis comme si tu devais mourir dans dix secondes. Regarde le monde. Il est plus extraordinaire que tous les rêves fabriqués ou achetés en usine. Ne demande pas de garanties, ne demande pas la sécurité, cet animal-là n'a jamais existé. Et si c'était le cas, il serait parent du grand paresseux qui reste suspendu toute la journée à une branche, la tête en bas, passant sa vie à dormir. Au diable tout ça ! disait-il. Secoue l'arbre et fais tomber le paresseux sur son derrière !
(MeL)
"Mais qu'est-ce que la réalité ?
- C'est ce que la majorité considère qu'elle est. Ce n'est pas nécessairement le meilleur, ni le plus logique, mais c'est ce qui s'est adapté au désir collectif. Tu vois ce que je porte autour du cou ?
- Une cravate.
- C'est cela. Ta réponse est la réponse logique d'une personne normale : une cravate ! Mais un fou dirait que c'est un morceau d'étoffe de couleur, ridicule, inutile, accroché d'une manière compliquée, qui finit par rendre difficile la respiration et par gêner les mouvements de la tête. Si je suis distrait en passant près d'un ventilateur, je peux mourir étranglé par ce bout de tissu.
" Si un fou me demandait à quoi sert une cravate, je devrais répondre : absolument à rien. Pas même d'ornement, parce que de nos jours elle est devenue un symbole d'aliénation, de pouvoir, ou le signe d'une attitude réservée. La seule utilité réelle de la cravate, c'est qu'on la retire, sitôt rentré chez soi, pour se donner l'impression d'être libéré de quelque chose, mais on ne sait même pas de quoi.
" Cette sensation de soulagement justifie-t-elle l'existence de la cravate ? Non. Néanmoins, si je demandais ce que je porte autour du cou à un fou et à une personne normale, celui qui répondrait "une cravate" serait considéré comme sain. Ce qui importe, ce n'est pas celui qui donne une bonne réponse, mais celui qui a raison."
Murdoch.  Je ne sais pas, monsieur, si c’est quelque chose que vous pouvez comprendre, je ne sais pas si c’est quelque chose que vous avez déjà éprouvé, mais c’est fréquent de voir, du jour au lendemain, la mécanique d’un monde qui pendant longtemps était magique ! Je le sais plus ce qui se passe. Je le sais plus ! Est-ce que ça sert à quelque chose de «connaître» ? Est-ce que ça sert à quelque chose de «savoir» ? O.K., oui. Bon, c’est le fun de savoir que la capitale de l’Islande, c’est Reykjavik, Lomé la capitale du Togo et Ouagadougou la capitale du Burkina Faso, et quand il pleut à Montréal, il faut beau à Bornéo. C’est sûr : c’est utile ! Mais à quoi ça sert si je ne parviens pas à calmer ma colère ? Qu’est-ce que je peux connaître ? Qu’est-ce que je peux faire pour avoir le sentiment que je suis vivant et pas une machine ? Comment ça se fait que ce matin, en regardant mon sac d’école, j’ai eu l’impression que mon sac d’école avait plus d’espoir que moi ? Comment ça se fait que plus je grandis, moins j’ai l’impression d’être vivant ? Monsieur, qu’est-ce que ça veut dire, être vivant ?
Mon enfant est mort hier - trois jours et trois nuits, j'ai lutté avec la mort pour sauver cette petite et tendre existence ; pendant quarante heures je suis restée assise à son chevet, tandis que la grippe secouait son pauvre corps brûlant de fièvre. J'ai rafraîchi son front en feu ; j'ai tenu nuit et jour ses petites mains fébriles. Le troisième jour, j'étais à bout de forces. Mes yeux n'en pouvaient plus ; ils se fermaient d'eux-mêmes à mon insu. C'est ainsi que je suis restée trois ou quatre heures endormie sur ma pauvre chaise, et pendant ce temps, la mort a pris mon enfant. Maintenant il est là, le pauvre et cher petit, dans son lit étroit d'enfant, tout comme au moment de sa mort ; seulement, on lui a fermé ses yeux, ses yeux sombres et intelligents ; on lui a joint les mains sur sa chemise blanche, et quatre cierges brûlent haut, aux quatre coins du lit. Je n'ose pas regarder ; je n'ose pas bouger, car, lorsque les flammes vacillent, des ombres glissent sur le visage et sur la bouche close, et il me semble que ses traits s'animent et je pourrais croire qu'il n'est pas mort, qu'il va se réveiller et, de sa voix claire, me dire quelques mots de tendresse enfantine. Mais je le sais, il est mort, et je ne veux plus regarder, pour n'avoir plus encore à espérer et pour n'être plus encore ne fois déçue. Je le sais, je le sais, mon enfant est mort hier - maintenant, je n'ai plus que toi au monde, que toi qui ne sais rien de moi et qui, à cette heure, joues peut-être, sans te douter de rien, ou qui t'amuses avec les hommes et les choses. Je n'ai que toi, toi qui ne m'as jamais connue et que j'ai toujours aimé.
(MeL)
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( Catherine Grive et Carole Bellaiche )

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